Axes de recherche

Axe I. Émergence des théories, diffusion des savoirs, constitution et transmission des récits

[Mots clés : archive ; circulation ; contexte ; épistémologie ; information ; mondialisation ; récit ; savoirs ; théories ; traduction ; transmission]

Une partie des recherches menées au sein du LEGS concerne l’axiomatique même du champ des études de genre. Il s’agit d’étudier la formation des catégories conceptuelles et des outils d’analyse qui lui sont propres, ainsi que leur infléchissement et leur redéploiement dans divers champs épistémologiques, mais aussi dans divers contextes culturels, linguistiques, politiques et institutionnels. Pour ce faire, philosophie, épistémologie, histoire intellectuelle, histoire culturelle sont mises à contribution, aux côtés de la science politique et de la sociologie.

Ce souci de « situer » les théories et la production de savoir(s) en les replaçant dans leurs contextes d’émergence nous conduit à être attentif.ve.s aux modes de circulation des concepts et des représentations, donc aux opérations de traduction, dans leur dimension non seulement linguistique, mais aussi culturelle et politique. Dans un champ de recherche qui s’est d’emblée constitué à la faveur d’un dialogue transatlantique entre l’Europe (et particulièrement la France) et le continent anglophone d’Amérique du nord, la question de la langue et des langues qui véhiculent et modèlent les concepts que nous utilisons est en effet inséparable des conditions culturelles, politiques, économiques et technologiques, de l’exercice de la traduction. Enfin, si l’épistémologie féministe et les théories du genre ont d’abord eu une genèse, une diffusion et un développement occidentaux, elles se sont formidablement enrichies, complexifiées et infléchies au contact de contextes politiques et culturels non occidentaux. Il incombe aujourd’hui aux chercheuses et chercheurs d’étudier ces nouveaux contextes culturels, intellectuels et politiques de production et de réception des théories du genre, en évaluant leurs effets de déplacement ou de renouvellement des problématiques à la faveur de ce décentrement des perspectives.

Prendre en compte les modes de production et de circulation des théories et des savoirs implique de s’intéresser à la façon dont les télé-technologies et les systèmes d’information et de diffusion ultra-rapide actuels modélisent aujourd’hui l’information et la réception des données et des messages qui circulent, affectant en profondeur ce qu’on appelait autrefois la circulation des idées. On s’attachera ainsi à étudier le tournant numérique et la façon dont les communications trans-médiatiques sur le web (par la voie des réseaux sociaux, blogs, YouTube, Twitter, et de leurs supports technologiques (ordinateurs, tablettes, smartphones…) jouent un rôle dans la production des identités sociales. Communautés virtuelles et réseaux sont en effet des dispositifs qui participent aujourd’hui à la reconfiguration, voire à la production du genre et des sexualités.

L’analyse du processus de globalisation ou de mondialisation du genre (que l’on conçoive ce dernier comme outil d’analyse, comme système catégoriel, ou comme opérateur de normes hiérarchisantes) passe aussi par l’examen de l’interaction entre les politiques de genre portées par les institutions internationales (type ONU) à prétention universaliste et intégrative, et les gouvernements, et les mouvements de femmes ou de défense des minorités sexuelles auxquels elles s’adressent ou tentent de répondre. Si les politiques du genre ont tendance à s’uniformiser d’un point de vue transnational, leur réception par les gouvernements et les acteurs et actrices de la société civile est loin d’être évidente. Elle peut donner lieu à des formes de résistance, d’aménagements, voire de reformulations des priorités, des programmes, voire des conceptions des premiers.

La question de la circulation des savoirs, des récits ou des normes de genre étant inséparable de celle des modes et des outils de leur transmission, le LEGS participe en outre aux réflexions en cours autour du geste et de la logique de l’archivage, en interrogeant le biais androcentré des institutions patrimoniales. Comme son nom l’indique, la notion de patrimoine nous invite à penser le processus de constitution et de transmission des biens matériels et symboliques comme un processus genré, sanctionné par une autorité paternelle. Histoire littéraire, histoire des arts et même histoire culturelle sont encore aujourd’hui tributaires de logiques de légitimation, de recension et de détermination de la valeur dont le biais androcentré est manifeste. Les institutions de conservation patrimoniale et archivistique qui opèrent des distinctions entre le digne de conservation et le promis à l’effacement en se fondant par exemple sur la distinction du public et du privé, de l’insignifiant et du mémorable, ou encore du légitime et du non-légitime, sont par conséquent l’un des lieux où se joue l’exclusion des femmes, ou d’autres groupes minorés, de la chaîne de la transmission.

Axe II : Penser le corps aujourd’hui : histoire, représentations, performances, transformations

[Mots clés : aesthesis ; arts ; corps ; biotechnologie(s) ; expérience ; incarnation ; matérialismes ; modifications ; performance ; sexe ; sexualité ; vie]

Le corps a longtemps constitué « un sujet qui fâche » et une butée épistémologique pour les études de genre, attelées qu’elles étaient d’abord à démontrer le rôle des constructions historiques et sociales dans le façonnement du genre, et à débusquer les logiques de naturalisation de hiérarchies, de traits, de positions et de phénomènes attribuables en réalité à la partition sociale des genres. Mais l’intérêt pour les enjeux et les effets du biopouvoir et de la biopolitique, qui prennent pour cible le corps vivant ; l’émergence de « nouveaux matérialismes » préoccupés, à l’ère des technologies de la reproduction et des corps bioniques, des limites de l’humain dans son double rapport à l’animal et aux machines ; les avancées de la neurobiologie, et, en particulier, de tout ce qui touche à l’étude de la plasticité cérébrale, aux apprentissages et à la cognition ; l’attention aux modes de sexualisation fantasmatique des corps, ravivée dans le sillage de la pensée « queer » ; les travaux menés à la croisée des études de genre et du spectacle vivant sur la mobilisation du corps de l’acteur/actrice et sur la corporéité en général ; enfin, l’apparition de nouvelles pratiques corporelles dans le champ social et le champ de l’art, qui vont du tatouage et du body art aux expériences de modification chimique et anatomique du corps dans le cas des pratiques trans, ont contribué à ramener le corps, et, avec lui, la question de l’articulation entre corps, sexe et sexualité(s), au centre des préoccupations des chercheur.e.s.

À partir de ce nouvel intérêt en études de genre pour le corps comme corps vivant donc aussi mortel, soumis aux contraintes, aux exclusions, et à la discipline du social, tout un travail de recherche, d’une part, sur la culture et le partage du sensible, de l’aesthesis, d’autre part, sur les conditions éthico-sociales à partir desquelles une vie peut être vivable, a été entamé, aux confluents de l’anthropologie, des arts, de l’éthique, de la littérature, de la philosophie politique et de la psychanalyse. La question du vivant et du vivable engage à plusieurs titres celle du genre, et de la ou des sexualités, comme dans le cas du traitement et de l’expérience de corps « hors norme », tels que les corps trans. Mais il peut aussi s’agir d’étudier les traces psychiques des violences systémiques exercées sur les corps des femmes (violences domestiques, viols de guerre, féminicides).

La littérature et les autres arts peuvent de leur côté être des lieux et des formes d’interrogation des normes de genre et de sexualité, ainsi que d’inventions en tous genres, là où ils s’attachent à défaire les oppositions et les formes convenues. Les expériences de transformation ou de transition (subjectives, sexuelles, identitaires), les vies et les corps marginalisés, oubliés et précarisés peuvent y devenir lisibles et dicibles.

Anthropologues, littéraires, philosophes et historien.ne.s des arts s’attachent enfin à faire valoir l’historicité des corps, l’évolution de leur conception, de leur représentation et de l’expérience qui en est faite. De l’étude de la racialisation fantasmatique ou idéologique des corps, qui va souvent de pair avec leur marquage générique et leur érotisation conventionnelle, à celle de leurs représentations iconographiques et plastiques selon les époques et les contextes, de la prise en compte des différences d’âge et de classes sociales à celle des cultures, dans le comportement des corps et le discours dont ils font l’objet ; de l’examen des variations des significations sexuelles à celles des pratiques d’incarnation, normatives ou ludiques, de genres (pratiques de masculinisation ou de féminisation des corps), il s’agit bien de contribuer à une histoire du genre et de la sexualité tels que ceux-ci s’éprouvent, se marquent, s’exhibent, se performent, s’imposent et se représentent dans, par et sur le corps.

Axe III : Pluralité des logiques de domination et des formes de subjectivation

[Mots clés : sexualité ; race ; classe ; intersectionnalité ; violences de genre ; colonialité ; nation ; migrations ; intimité ; domesticités ; care]

Le genre est un concept politique pour parler de pouvoir. C’est un concept politique, puisque les études de genre sont nées d’un mouvement social, le féminisme, qu’elles nourrissent en retour. Car le genre parle aussi de pouvoir : c’est non seulement un outil pour dénaturaliser les inégalités sociales entre les sexes, mais aussi, plus largement, selon la définition de l’historienne Joan W. Scott, « une manière privilégiée de signifier les rapports de pouvoir ». Autrement dit, le genre n’est pas seulement une manière d’organiser l’ordre sexuel, mais aussi de signifier la nation, la classe, la race. C’est pourquoi les études de genre ne parlent pas seulement de l’ordre des sexes et des sexualités (par exemple avec le partage entre les sphères publique et privée, ou entre le « travail » et le « care »), mais plus généralement de l’ordre social. Ainsi, analyser les violences sexuelles, c’est bien sûr démonter les mécanismes qui assignent les unes et les autres à des positions, en les remettant à leur place, dans une hiérarchie de sexe et de genre ; c’est également mettre au jour la manière dont cette assignation passe par des logiques de domination multiples, que désigne aujourd’hui, par-delà des théorisations différentes, le mot « intersectionnalité ». En même temps, cette pluralité des dominations contribue à dessiner diverses formes de subjectivation : l’intimité est traversée par le genre, et par l’ensemble des rapports de pouvoir ; la subjectivité est donc toujours déjà politique.

Au LEGS, ces questions fédèrent des travaux transdisciplinaires, individuels et collectifs. Les recherches en cours explorent l’évolution récente des relations entre nationalismes, genre et sexualités pour examiner la façon dont les politiques du genre contribuent à distinguer « eux » et « nous ». Ces classifications et ces représentations éclairent les politiques migratoires, y compris intra-européennes (avec l’exemple des Roms), et plus généralement la matrice des rapports nord-sud dans un monde largement défini par une « situation postcoloniale ». L’analyse des discours et des techniques du pouvoir est confrontée aux processus de subjectivation saisis à partir des « récits de soi migratoires ». Construire l’intimité comme question politique, ancrer l’analyse des migrations dans des récits oubliés ou inaudibles permet d’approfondir des réflexions aussi bien éthiques que méthodologiques sur la possibilité d’une anthropologie critique, la déhiérarchisation des savoirs légitimes et les épistémologies de point de vue. Un second ensemble de travaux poursuit la critique des modèles de subordination et de la division genrée et raciale du travail et des espaces, à partir de l’examen des pratiques du care et de l’expérience de celles et ceux qui en sont chargés (femmes invisibilisées, personnes racisées, domestiques, travailleurs et travailleuses des déchets …). Parce qu’elle induit une relation de pouvoir spécifique et qu’elle défait les liens longtemps admis entre travail non libre et sociétés archaïques, la question des domesticités néolibérales, dans la diversité de leurs formes –du contrat à l’esclavage, traverse l’ensemble de ces thématiques.

Axe IV : Genre et pédagogies des transmissions : de l’analyse à l’élaboration de nouvelles pratiques

[Mots clés : éducation ; formation à l’égalité ; pédagogies féministes ; recherche-action ; normes de sexe ; représentations de soi ; représentations d’autrui]

On entend ici le genre comme système de normes de sexe hiérarchisées ou productrices de hiérarchie, qui contribue, par sa prétention à dire à la fois la vérité et la loi du genre, à légitimer les inégalités de sexe et la domination masculine.

Comment, dans une perspective éducative, transmettre et partager les savoirs et expériences concernant le genre, l’égalité des sexes et des sexualités de manière à faire sens pour des publics variés ? Qu’est-ce que cette exigence du « faire sens » implique, en termes de réflexion théorique et d’activités pédagogiques ? Comment stimuler chez chacune et chacun l’envie de questionner ses savoirs (tant académiques que de sens commun) et ses expériences ? Comment donner à chacune et chacun les moyens de dé-genrer l’éducation, laquelle, très souvent, convoque de manière implicite ou explicite ces « différences de sexe » qui perpétuent les savoirs de sens commun sur la masculinité et la féminité, comme l’ont démontré les recherches en SHS ?

Telles sont les questions directrices de cet axe de recherche ; axe qui regroupe et articule un ensemble de travaux dont la préoccupation fédératrice est d’interroger et d’articuler les pédagogies favorisant l’éducation et la formation à l’égalité des sexes et des sexualités tout au long de la vie, dans une diversité de contextes (crèches, écoles, centre de formation pour adolescent.e.s et adultes, enseignement supérieur, milieu associatif, entreprise, etc.).

Deux grands objectifs structurent cet axe :

1) Le premier objectif vise à la mise en place de recherches théoriques et empiriques articulées à des dispositifs de recherche-action afin d’identifier les concepts et les pratiques favorisant la prise de conscience des modalités et des vecteurs de transmission du sexisme dans différents contextes d’éducation et de formation. La recherche-action est une forme de recherche particulièrement bien adaptée quand, comme c’est le cas ici, il s’agit tout autant de contribuer à l’élaboration de nouveaux savoirs scientifiques que d’élaborer en commun avec les acteurs et actrices du terrain des réponses adaptées aux situations et problèmes rencontrés dans une perspective de formation et de transmission de savoirs et d’expertises.

Un travail de réflexion autour des pratiques de pédagogie féministe est intégré à ce premier objectif.

2) Le second objectif est centré sur l’analyse et l’élaboration d’outils et de dispositifs pédagogiques visant à transmettre, et à former de manière active et collaborative à l’égalité des sexes et des sexualités, de l’enfance à l’âge adulte. Alliant recherches en innovations pédagogiques et en études de genre, il s’agira d’analyser et de réaliser des dispositifs pédagogiques favorisant la mise en question par chacune et chacun de l’implication des normes de sexe dans les constructions identitaires, les représentations de soi et d’autrui, et les conduites.