Joëlle Magar-Braeuner, « Défaire le genre dans l’espace scolaire »

Intervention dans le cadre de l’Atelier Doctoral en Etudes de Genre 2014-2015

Université de Paris 8
Coordination Marie-Dominique Garnier
Centre d’Etudes féminines et d’Etudes de genre
UFR Textes et Sociétés
13 séances
Université de Paris VIII, Salle B 236

Cette présentation sera l’occasion (et l’espoir) d’avancer dans l’exploration de questions tant théorique que méthodologique, dans le chantier en cours. La description préalable du projet de recherche permettra de les situer.

Mon objet initial, à savoir l’identification des usages et impact des savoirs sur le genre dans les pratiques éducatives s’est transformé à partir de la polémique dite des « ABCD de l’égalité » qui s’est déployée en France au début de l’année 2014, et a provoqué un phénomène de panique morale que l’on peut relier au débat sur l’accès au mariage pour tous. Cet évènement a eu la particularité de condenser, au sein de l’institution scolaire, notamment lors de l’opération de « Journée de retrait de l’école », l’imbrication des rapports sociaux de genre, de classe, de race, de sexualité. Les questions qui en forment l’épicentre sont celles de la sexualité, inscrivant l’évènement lui-même dans la généalogie des offensives sur ce qui a été dénommé « la-théorie-du-genre », et participant ainsi, sous une nouvelle forme, de la politisation de la sexualité en France. Par condensation, j’entends le passage d’un état gazeux à un état solide, autrement dit cet évènement donne à voir et à dire ce qui, d’ordinaire, reste implicite et non-pensé. La condensation opère aussi à un deuxième niveau : elle manifeste bien que l’école est une arène politique, loin du postulat de neutralité constitutif de cette institution et de sa « sanctuarisation », en ceci qu’elle est tout à la fois traversée par des rapports de pouvoir et un lieu d’exercice de la démocratie. Cette tension de l’école entre re-production des rapports sociaux et leur possible émancipation est bien connue, cependant elle est souvent interprétée de façon statique, or c’est bien son dynamisme qu’il est possible de repérer à la faveur de cette actualité. Celui-ci, par sa soudaineté et son efficacité, a surpris tous les acteurs de l’école (élèves, enseignant.e.s, parents, cadres) et les a conduits à prendre des positions qu’il conviendra d’identifier finement, mais qui appellent à un questionnement des frontières entre l’espace familial et l’espace scolaire, l’intime et le public, l’émotionnel et le rationnel, le professionnel et le personnel, le laïc et le religieux. Par ailleurs des phénomènes d’alliance inédits entre groupes sociaux considérés comme antagonistes participent de cette reconfiguration. Un élément temporel non négligeable pour la compréhension des enjeux est aussi son inscription dans la campagne précédant les élections municipales, lors de laquelle un autre sujet concernant l‘école (la réforme des rythmes scolaires) est fortement présent. Si la dimension manipulatoire d’instrumentalisation des parents musulmans (via la rumeur générée par la coalition dont Farida Belghoul est la représentante) est bien établie, il y a cependant à considérer aussi les effets, tant attendus qu’inattendus, qui se sont produits à cette occasion dans la confrontation entre les parents et l’école. Ainsi en est-il de l’implication d’acteurs, habituellement moins visibles dans l’espace scolaire, telles les municipalités et les associations de proximité.
De ce fait, cet évènement possède la caractéristique d’articuler les différentes dimensions des rapports sociaux avec l’exercice de la citoyenneté et de la démocratie ; il constitue en cela un analyseur qui rencontre les objectifs préalablement élaborés du projet de recherche, mais réoriente l’investigation empirique et théorique par le renforcement de la mobilisation du champ conceptuel de l’intersectionnalité (dont Bilge 2009, retrace les paradoxes et limites dans le débat en cours), et ceci dans l’espace social circonscrit de l’école.
Cette délimitation du champ n’est pas à confondre avec une clôture car, précisément, l’école échappe à toute velléité d’étanchéité en cela qu’elle constitue un espace de lutte à un triple niveau : en tant qu’institution disciplinaire (Foucault 1975), en tant qu’instrument de la reproduction des rapports sociaux (Bourdieu 1964), en tant qu’espace-temps configuré par la dynamique de ces rapports dont l’enjeu est la division du travail (Zaidman 2007).
C’est dans cet espace que se réalise la socialisation des futurs citoyens (explicitement en France du moins, où l’Education est Nationale) et qu’ils sont amenés à vivre durant de longues années des interactions qui participent à la construction de leurs identités. Au sein de la sociologie de l’éducation il n’y a pas d’acceptation univoque du concept de socialisation. On peut distinguer les courants théoriques, selon le poids accordé à chacun des pôles qui organisent la tension entre l’intériorisation de la norme et sa distanciation critique. Cependant si l’institution de l’école, comme celle de la famille ou de la religion est bien capable de « transformer des valeurs en normes, des normes en dispositions et des dispositions en personnalités individuelles » (Dubet et Martucelli 1996, p.524), elle ne peut, dans une perspective interactionniste, déterminer et socialiser totalement des sujets, qui, s’ils sont bien assujettis, ne sont pas cependant, asservis. Ce cadre référentiel amène à considérer comment les individus et les groupes sociaux se socialisent mutuellement dans des configurations mouvantes selon les situations, les contextes et l’état des rapports de force.
C’est pourquoi le choix méthodologique d’une enquête inscrite dans une perspective comparatiste entre la France et le Québec se justifie. Le décentrement du regard est susceptible de favoriser l’identification de dimensions propres au contexte dans la mesure où ma familiarité avec le système scolaire français pourrait constituer un handicap étant donné la prégnance des valeurs universalistes qui le définissent, et l’effet de naturalisation qui peut en découler.
Par ailleurs, si dans la réflexion sociologique française sur la construction des inégalités à l’école, le rapport social de classe est historiquement bien présent, suivi de l’émergence de la prise en compte du genre grâce aux travaux des chercheuses féministes, c’est au Québec qu’on trouvera un corpus de recherches conséquent sur les discriminations ethnico-raciales et l’homophobie à l’école.
En France comme au Québec, il existe des défis à relever concernant l’intégration et l’opérationnalisation d’un point de vue intersectionnel, tant pour l’observation empirique que pour l’analyse des données. De part et d’autre de l’Atlantique le concept lui-même est théorisé différemment en fonction de conditions d’élaboration spécifiques, initialement dans le champ féministe puis politico-juridique, enfin dans l’ensemble des sciences sociales (Dorlin 2009). Pour l’heure je retiens l’approche élaborée par Gallerand et Kergoat (sous presse 2015) qui mettent en évidence la co-construction et la consubstantialité des rapports sociaux dans leurs dimensions à la fois idéelle et matérielle, dont l’enjeu est la division du travail (compris comme toute activité de production et de reproduction) l’école étant une institution concernée au premier chef par le travail, via ses fonctions de sélection, de distribution et d’orientation, à la fois explicites et implicites.
Si le point de vue intersectionnel a jusqu’à présent été mobilisé principalement pour rendre compte des mécanismes d’oppression, de domination et d’exploitation, ne recèle-t-il-pas cependant des ressources heuristiques pour penser « les points de résistances mobiles et transitoires, introduisant dans une société des clivages qui se déplacent, brisant des unités et suscitant des regroupements, sillonnant les individus eux-mêmes, les découpant et les remodelant, traçant en eux, dans leur corps et dans leur âme, des régions irréductibles », afin d’identifier leur codage stratégique selon l’expression de Foucault (1976, p.121) ?
La mise à l’épreuve sur le terrain de l’école, du concept de l’intersectionnalité, de ses différentes significations et appropriations, pourra conduire à approfondir son questionnement, ainsi que son articulation avec les cadres théoriques et méthodologiques auquel il s’arrime. Elle pourra aussi permettre d’en dégager les conditions d’utilisation pertinente, et, éventuellement, les modalités de sa traduction en concepts opérationnels.
A ce stade de ma réflexion, quatre questions de recherche sont formulées : comment s’agencent les rapports de pouvoir dans le dispositif de l’école ? Comment se matérialisent-ils dans les interactions quotidiennes de ses acteurs ? Si l’un des rapports se transforme, comment cela affecte-t-il les autres ? Quelles sont les stratégies qui, agissant sur l’un ou plusieurs des axes des rapports sociaux sont susceptibles de les transformer ?
Pour explorer ces questions et tenter d’y répondre, la méthodologie retenue combine, à des observations de caractère ethnographique sur des territoires délimités, un matériau disparate constitué d’éléments informatifs (documents officiels, compte-rendu de réunions, presse…) ainsi que d’observations réalisées dans le cadre professionnel en tant qu’intervenante et formatrice sur le genre et l’égalité dans l’académie de Strasbourg, et compilées depuis 2012 dans un journal de terrain. Ces observations sont complétées par des entretiens organisés d’une part, informels d’autre part, avec les différents acteurs de l’école. Ce faisant, le terrain se présente fragmenté dans sa forme, mais unifié par la focale des observations et des hypothèses qui le constitue. Il est par ailleurs multi-situé, dans des établissements scolaires en France et au Québec.
Lors de la présentation de mon travail pour la séance de l’atelier doctoral du 7 Avril, je tenterai de rendre compte de l’élaboration du questionnement en cours autour de trois dimensions :

  • les possibilités et les limites de l’articulation de différentes conceptualisations du pouvoir (celle de Foucault et celle du féminisme matérialiste)
  • les difficultés de l’opérationnalisation du concept d’intersectionnalité dans le champ scolaire
  • les pistes, qu’offre la perspective comparatiste franco-québécoise, dans l’identification des conditions, modalités et pratiques susceptibles de remettre en question les normes de genre dans l’espace scolaire.

BILGE S. « Théorisations féministes de l’intersectionnalité » Diogène 2009/1, p.70-98
BOURDIEU P., PASSERON J.C., La reproduction. Eléments pour une théorie du système d’enseignement. Ed.de Minuit, Paris, 1970.
DUBET F., MARTUCELLI D. : « Théories de la socialisation et définitions sociologiques de l’école », Revue Française de Sociologie, XXXVII, 1996, pp.511-535
DORLIN E. (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, PUF, 2009.
FOUCAULT M., Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975
FOUCAULT M , Histoire de la sexualité – La volonté de savoir, Gallimard, 1976
ZAIDMAN C., Genre et socialisation, Cahiers du Cedreff, Paris, 2007



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